Accueil

 

 

Sont signalés en rouge les principaux passages cités dans la vidéo.

Strasbourg, 25 vendémiaire an XIV [17 octobre 1805]

  

Sire,

Dans l’éloignement où je suis de Votre Majesté, ma plus douce ou plutôt mon unique consolation est de me rapprocher d’elle, autant qu’il est en moi, par le souvenir et par la prévoyance. Le passé m’explique le présent et ce qu’a fait Votre Majesté me devient un présage de ce qu’elle doit faire ; car, tandis que les déterminations des hommes ordinaires varient sans cesse, celles de Votre Majesté, prenant sa source dans sa magnanimité naturelle, sont, dans les mêmes circonstances, irrévocablement les mêmes.

Lorsque Votre Majesté quitta Strasbourg, une seule chose tempérait me regrets. C’était la certitude qu’elle marchait à la victoire. A peine quelques jours se sont écoulés, à peine Votre Majesté a-t-elle rencontré l’ennemi, et déjà elle a vaincu. Mais quand le vulgaire ne voit dans les succès de Votre Majesté que ces succès même, ceux qui songent qu’après les mémorables campagnes de l’an IV et de l’an V, au 18 brumaire, après la journée de Marengo, et en d’autres circonstances non moins solennelles, Votre Majesté n’a profité de ses triomphes que pour offrir la paix à ses ennemis, ceux qui savent qu’elle ne considère chaque victoire que comme un gage de la paix après laquelle elle soupire, ne doutent point, qu’après avoir remporté dans cette guerre des avantages signalés sur l’Autriche, elle ne cède encore au noble penchant de sa grande âme.

Il ne m’appartient pas de rechercher quel était le meilleur système de guerre : Votre Majesté le révèle en ce moment à ses ennemis et à l’Europe étonnée. Mais voulant lui offrir un tribut de mon zèle, j’ai médité sur la paix future, objet qui, étant dans l’ordre de mes fonctions, a de plus un attrait particulier pour moi, parce qu’il se lie plus étroitement au bonheur de Votre Majesté.

L’Europe compte aujourd’hui quatre grandes puissances ; car dans ce rang je ne mets point la Prusse ; elle est grande dans l’opinion, parce qu’un de ses monarques fit de grandes choses, et parce qu’on s’est habitué à confondre avec Frédéric II l’Etat dont il fit la gloire ; mais, avec un territoire morcelé, ouvert de toutes parts, un sol généralement ingrat, une population de dix millions de sujets seulement, peu d’industrie et de capitaux, elle n’est réellement que la première des puissances de second ordre.

A la tête des grandes puissances est la France, plus forte que chacune des trois autres, capable même de leur résister à toutes, seule puissance parfaite parce que seule elle réunit dans une juste proportion, les deux éléments de grandeur qui sont inégalement répartis entre les autres, à savoir, les hommes et la richesse.

Des trois puissances qui partagent avec elle la haute influence en Europe, deux sont ses rivales et ses ennemis naturelles. La troisième, séparée d’elle par d’immenses espaces, n’est point directement son ennemie, mais elle l’est indirectement, comme ennemie naturelle de ses plus anciens alliés.

Tant que l’Autriche et l’Angleterre seront rivales de la France, elles seront alliées naturelles et nécessaires. Tant que l’Autriche ne sera point en rivalité avec la Russie, il sera facile à l’Angleterre de les unir dans une alliance commune. Tant que les Russes seront en contact avec l’empire Ottoman, et qu’ils en méditeront la conquête, la France sera forcée de les considérer comme ses ennemis. Il est évident, que, d’un tel système de rapports entre les grands Etats sortiront des causes sans cesse renaissantes de guerre, que les paix ne seront que des trêves et que l’effusion de sang humain ne sera jamais que suspendue. Il n’est pas moins évident que, dans toutes les guerres qui naîtront de cet état de choses, la France sera partie ou principale ou accessoire, mais toujours nécessaire.

Une alliance entre la France et la Prusse avait été considérée comme propre à maintenir la paix sur le continent. Mais une alliance avec la Prusse est aujourd’hui impossible. Frédéric II n’est plus, et avec lui le règne des grandes choses a fini pour le pays auquel il fit prendre rang parmi les puissances. Ce n’est plus son génie qui préside aux conseils de la Prusse ; mais une politique timide, cauteleuse et intéressée. Elle voudrait s’accroître mais sans risques. Elle voudrait recueillir les fruits de la victoire, mais sans avoir combattu. Le monarque qui la gouverne est dans sa première jeunesse. Selon toutes les probabilités, il poussera loin sa carrière. Les années ne feront que fortifier son penchant à la parcimonie et au repos. Ainsi, l’on ne peut espérer que d’ici à un demi-siècle, la Prusse s’associe à aucune noble entreprise. – Qu’elle reste donc dans sa petitesse, puisqu’elle n’a pas voulu profiter de l’occasion qui lui

était offerte de s’élever à la grandeur. Qu’elle porte la peine de sa pusillanimité ! et que, laissée à elle-même, elle attende du temps et de la fortune ce qu’il eût été beau de ne devoir qu’à sa prévoyance et à son courage. D’ailleurs, une alliance avec la Prusse, utile dans l’état actuel des choses, n’aurait pas été sans inconvénients pour l’avenir. Et quoique, dans quelques cas particuliers, elle eût pu produire l’effet qu’on s’était promis, il était impossible d’espérer qu’en général elle prévint des guerres dont elle n’aurait pas fait cesser les causes.

Mais ces causes cesseront, et avec elles les guerres qu’elles enfantent, si au système de rapports dont elles sont la conséquence on en substitue un autre qui, ôtant tout principe de mésintelligence entre la France et l’Autriche, sépare les intérêts de l’Autriche de ceux de l’Angleterre, les mette en opposition avec ceux de la Russie et, par cette opposition, garantisse l’empire ottoman.

 

Telles sont, dans l’état présent de l’Europe, les conditions du problème à résoudre pour parvenir à une paix qui mérite ce nom, c’est-à-dire à une paix durable. Pour le résoudre, il faut d’abord que l’Autriche cesse d’être en contact immédiat avec la France et les Etats qu’elle a fondés. Il faut qu’elle ne confine plus au Milanais, objet de ses regrets, et que l’Etat vénitien soit, non pas réuni au royaume d’Italie (ce serait ramener le contact qu’il importe d’éloigner), mais interposé entre ce royaume et l’Autriche, comme Etat indépendant. Il ne doit pas former une monarchie (le monarque pourrait un jour se liguer avec l’Autriche), mais une république, sous l’influence de Votre Majesté, se donnant à elle-même des institutions aristocratiques, et présidée par un magistrat de son choix. Il faut que l’Autriche n’ait plus entre ses mains une des principales clefs de la Suisse et qu’elle ne puisse affaiblir par ses acquisitions et ses empiètements, tourmenter par ses prétentions, asservir par son influence, les voisins de la France dans le midi de l’Allemagne. En un mot, il faut que la maison d’Autriche et ses princes renoncent à toutes leurs possessions en Souabe, qu’elle renonce notamment à la possession de Landau, à l’île de Meinau et à l’Etat de Venise, en y comprenant Trieste, qui deviendrait

une dépendance de l’Etat vénitien.

Si l’on imposait à l’Autriche ces sacrifices sans les lui compenser, ce serait une loi dure, qu’elle ne subirait pas, à moins qu’elle ne fût abattue et prosternée plus qu’il ne convient aux intérêts de l’Europe elle-même. Elle pourrait céder pour un temps à la nécessité, mais, couvant intérieurement des projets de vengeance et n’attendant que l’occasion de les exécuter, elle serait plus que jamais engagée dans l’alliance de l’Angleterre et de la Russie, dont il importe de la détacher. Dans les âges passés on sentit de fortifier l’Autriche, considérée comme un boulevard contre les Ottomans, alors redoutables contre la chrétienté. Nonobstant l’antique rivalité des maisons d’Autriche et de Bourbon et l’antique alliance de la France avec la Porte ottomane, Louis XIV vit les dangers de l’Europe et donna des secours à sa rivale. Aujourd’hui les Turcs ne sont plus à craindre, ils ont tout à craindre eux-mêmes. Mais les Russes les ont remplacés : l’Autriche est encore le principal boulevard que l’Europe ait à leur opposer et c’est contre eux qu’il faut la fortifier aujourd’hui.

Ainsi, la politique exige que, non seulement les sacrifices que l’Autriche devra faire soient compensés, mais encore le soient de manière à ne lui laisser aucun regret.

Qu’en échange des Etats vénitiens, du Tyrol, de ses possessions en Souabe et de ses prétentions sur les Etats voisins, lesquelles demeureront à jamais éteintes, on lui donne la Valachie, et la Moldavie, la Bessarabie et la partie la plus septentrionale de la Bulgarie ; maîtresse alors de deux fertiles provinces, acquérant pour ses anciens Etats un débouché par le Danube, qui coulera presque entier sous ses lois, et une portion des côtes de la mer Noire, elle n’aura point à regretter des pertes si richement compensées. Elle convoite ces deux provinces, elle les verrait avec un regret amer entre les mains des Russes qui, cependant, les ont déjà presque envahies : elle n’ose se flatter de les obtenir et ne pourrait s’empêcher de regarder comme heureux les événements qui lui en auraient assuré la possession.

L’empire ottoman n’aurait point lui-même à les regretter. Les Turcs ont perdu de leur puissance relative, parce que tout a fait autour d’eux des progrès, sans qu’ils en aient fait aucun. Ils ont perdu de leur puissance absolue, parce que le ressort de leur gouvernement s’est affaibli. L’étendue de leurs possessions ajoute à leur faiblesse, parce que leur population, qui décroît sans cesse, étant disséminée sur un vaste territoire le peuple conquérant se trouve comme absorbé au milieu du peuple conquis. Leur ôter quelques provinces, ce n’est pas les affaiblir, c’est les fortifier. D’ailleurs, la souveraineté de la Porte Ottomane sur la Valachie et la Moldavie n’est plus que nominale. La souveraineté réelle de ces provinces est entre les mains des ennemis de l’empire, contre lequel elles ne sont plus une barrière. Elles le soutiendront au contraire entre les mains de l’Autriche ; et, par le sacrifice d’une souveraineté idéale, la Porte ottomane aura acheté sa sûreté et l’espoir d’un long avenir.

En entrant dans de nouveaux rapports, la maison d’Autriche prendra une politique nouvelle. Du moment qu’elle sera en possession de la Valachie et de la Moldavie, les Russes, aujourd’hui ses alliés, deviendront ses rivaux et ses ennemis naturels. Les Valaques et les Moldaves préférant la domination des Russes, à cause de la conformité de religion, la tiendront constamment en éveil. Elle sera forcée de porter de ce côté toute son attention et toutes ses forces. Loin de s’associer, comme elle le ferait peut-être aujourd’hui, aux projets des Russes contre l’empire ottoman, elle sera intéressée à les traverser et à les combattre. Si elle en formait elle-même, la France aurait plus de facilité pour les prévenir ou pour en arrêter l’exécution.

L’Autriche, ennemie naturelle des Russes, aura pour alliée naturelle la France. Les Allemands seront pour toujours exclus de l’Italie, et les guerres que leurs prétentions sur ce beau pays ont entretenues pendant tant de siècles, pour  jamais éteintes.

L’Angleterre ne trouvera plus d’alliés sur le continent, ou n’en trouvera que d’inutiles. Les Russes, comprimés dans leurs déserts, porteront leur inquiétude et leurs efforts vers le midi de l’Asie, où le cours des événements les mettra en présence et en opposition avec les Anglais, aujourd’hui leurs alliés.

Ainsi, aura été complètement résolu le problème de la paix la plus durable que la raison puisse permettre d’espérer.

 

Maintenant, je suppose qu’après le gain d’une grande bataille, Votre Majesté dise à la Maison d’Autriche :

« J’ai tout fait pour conserver la paix ; vous seule avez voulu la guerre. Je vous en avais prédit les conséquences, et maintenant vous les éprouvez, j’ai vaincu à regret, mais j’ai vaincu ; je veux que ce soit pour l’utilité commune ; je veux extirper d’entre nous jusqu’au dernier germe de mésintelligence. Nos divisions ne peuvent naître que d’un voisinage trop rapproché. Vous et les princes de votre maison, renoncez à toutes vos possessions en Souabe. Renoncez à Lindau, à l’île de Meinau, d’où vous inquiétez la Suisse. Renoncez à l’Etat vénitien, à Trieste et au Tyrol. De mon côté, je séparerai, comme je l’ai promis, les couronnes de France et d’Italie. Le royaume d’Italie ne sera point agrandi. La République de Venise, à laquelle Trieste sera jointe, sera rétablie, sous la présidence d’un magistrat de son choix. En exigeant de vous des sacrifices, je ne prétends point qu’ils restent sans compensations ; je veux même que les compensations les surpassent. Etendez-vous le long du Danube. Occupez la Valachie, la Moldavie, la Bessarabie. J’interviendrai pour vous faire céder ces provinces par la Porte ottomane, et si les Russes vous attaquent, je serai votre allié. Dès aujourd’hui, l’alliance peut être conclue, je viens d’en poser toutes les bases. Il est entendu que l’évêché d’Eischstadt, qui est au milieu de la Bavière lui sera donné. »

 J’ose croire qu’après une victoire, de telles propositions seraient accueillis avec transport par la maison d’Autriche, et alors la plus belle paix terminerait la guerre la plus glorieuse. Votre Majesté me permettra de lui soumettre, en aperçu le projet de traité sur lequel les négociations pourraient être ouvertes.

 

___________________________________________________________________ 

 

PROJET DE TRAITE DE PAIX

  

Sa Majesté l’empereur des Français et Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche, également animé du désir, non seulement de mettre fin à la guerre présente, mais encore de placer leurs Etats dans un système de rapports qui fasse cesser entre eux toute opposition d’intérêts, de prétentions, de vues, et par cela même toute cause éventuelle de guerre, afin d’établir sur un fondement solide la paix de l’Europe, qui ne saurait être ébranlée tant les cours de France et d’Autriche seront étroitement et sincèrement unies pour la maintenir, ont nommé à cet effet, Sa Majesté l’empereur des Français………., Sa Majesté l’empereur d’Allemagne………., lesquels, après avoir mûrement examiné et pesé tous et chacun des moyens les plus propres à conduire à un but si désirable et s’être communiqué leurs pleins pouvoirs, sont convenus des articles suivants :

ART. 1er. -- Il y aura dorénavant paix et amitié entre Sa Majesté l’empereur des Français, roi d’Italie et Sa Majesté l’empereur d’Autriche et d’Allemagne, leurs héritiers et successeurs respectifs à perpétuité.

ART. 2. -- Les limites de la France sont depuis la Hollande jusqu’à Bâle, le thalweg du Rhin, depuis Bâle jusqu’aux Alpes ses limites actuelles, et, en Italie, celles qui la séparent maintenant du royaume d’Italie, des Etats du Pape et de l’Etrurie. Sa Majesté l’empereur des Français s’engage pour lui, ses héritiers et ses successeurs à ne rien acquérir par voie d’achat, d’échange, de donation et de réunion, ni par aucune voie semblable quelconque au-delà des limites susdites.

ART. 3. -- Immédiatement après les ratifications les couronnes de France et d’Italie seront séparées à perpétuité et Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche promet de reconnaître comme roi d’Italie le successeur que Sa Majesté l’empereur des Français se sera donné, conformément aux constitutions du royaume.

ART.4. -- Les possessions de la maison d’Autriche et de ses princes auront à l’avenir pour limites, du côté de l’Allemagne, les limites actuelles de la Silésie autrichienne, du royaume de Bohême, celles de l’archiduché d’Autriche depuis la Bohême jusqu’au point de jonction des frontières de l’archiduché et de l’électorat de Salzbourg, entre Burghausen et Titmaning, puis celles du dit électorat et les limites anciennes des duchés de Carinthie et de Carniole.

Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche renonce dès à présent, tant pour lui que pour les princes de sa maison, leurs héritiers et successeurs respectifs, aux pays, seigneuries et principautés héréditaires que sa dite Majesté et les dits princes possèdent en dehors des limites ci-dessus.

Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche, tant pour lui que pour les princes de sa maison, leurs héritiers et successeurs respectifs, s’engage à ne rien conserver au delà de ses mêmes limites de ce qu’ils auraient pu y acquérir par voie de conquête, et à n’y rien acquérir par voie d’achat, d’échange, de donation, de reversion et d’incorporation, ou enfin par aucune autre voie semblable, quelle qu’elle puisse être, renonçant dès à présent à toute expectative et à tout droit éventuel qu’ils pourraient avoir.

ART. 5. -- Les échanges que chacune des hautes parties contractantes voudrait faire pour opérer seulement une rectification de ces limites ne seront point réputés contraires aux stipulations du présent traité.

ART 6. -- La partie du ci-devant Etat vénitien et les autres territoires du nord de l’Italie auxquels Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche renonce par l’article 4 seront érigés en république aristocratique indépendante, qui se donnera à elle-même ses institutions et qui sera gouvernée par un magistrat héréditaire, dont le choix, pour cette première fois, sera fait par l’empereur Napoléon.

Les deux hautes parties contractantes se garantissent mutuellement l’indépendance et l’intégrité du territoire de ladite république.

ART 7. -- Toutes les prétentions de la maison d’Autriche à la charge des états d’Empire situés dans les cercles de Bavière, de Franconie, de Souabe, ses prétentions à l’égard de la Suisse, et réciproquement toutes les prétentions des dits états à la charge de la maison d’Autriche sont dès à présent et demeurent à jamais éteintes.

ART. 8. -- Les territoires situés dans les cercles de la Bavière, de Franconie et de Souabe, et auxquels Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche renonce par le même article 4 seront, à l’avenir, tenus et possédés en toute propriété, aux mêmes titres et droits actuels et éventuels que les possédait la maison d’Autriche par les princes et états d’Empire qui ont souffert dans cette guerre, et entre lesquels ils seront répartis par une convention particulière et spéciale annexée au présent traité.Les hautes parties contractantes interviendront, pour faire reconnaître et sanctionner par l’Empire germanique les changements survenus dans l’état de possession des dits princes et Etats, en conséquence de la convention précitée.

ART. 9. -- Sa Majesté l’empereur des Français ne s’opposera point à ce que, immédiatement après les ratifications du présent traité, Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche fasse occuper par ses troupes et possède en toute souveraineté, lui, ses héritiers et successeurs à perpétuité la Valachie, la Moldavie, la Bessarabie et la partie de la Bulgarie au nord d’une ligne tirée du confluent de la Sereth et du Danube à Mancalia, sur la mer Noire.

ART. 10. -- Sa Majesté l’empereur des Français interviendra d’une manière efficace pour que la Porte ottomane cède et transporte à la maison d’Autriche ses droits de suzeraineté et de souveraineté sur ces provinces, parce qu’il est convenu qu’en retour de la cession faite par la Sublime Porte, Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche garantira l’intégrité des autres possessions ottomanes en Europe.

ART. 11. -- Dès à présent, Sa Majesté l’empereur des Français garantit à Sa Majesté l’empereur d’Allemagne et d’Autriche la possession des dites provinces contre toute prétention, entreprise et attaque de la part des Russes.

ART. 12. -- Les hautes parties contractantes conviennent et promettent dès à présent de regarder comme leur étant commune l’une à l’autre toute agression des Russes dirigée contre l’une d’elles pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce puisse être. Elles fixeront par une convention qu’elles se réservent de conclure la nature et la qualité du recours que, le cas d’alliance survenant, elles seront mutuellement tenues de se fournir, ainsi que tout ce qui concerne la solde, l’entretien et le commandement des forces que l’un des alliés devra mettre à la disposition de l’autre allié.

ART. 13. -- Si, ce qu’à Dieu ne plaise, nonobstant les précautions prises par les hautes parties contractantes pour rendre perpétuelles entre elles la bonne intelligence et la paix, la guerre venait un jour à les diviser, il est convenu que la république helvétique, dont les hauts contractants garantissent l’organisation actuelle résultante de l’acte de médiation, jouira d’une

neutralité pleine, entière et absolue, de telle sorte que les armées des hauts contractants ne puissent non seulement pas y établir le théâtre de la guerre, mais encore occuper momentanément aucun point, ni traverser aucune partie de son territoire.

ART.14 ET DERNIER. -- Les ratifications seront échangées à Paris, etc…

 

_____________________________________________________________ 

 

Commentaire deTalleyrand sur ce projet

 

Par ce projet, les acquisitions de la France en Italie, non encore reconnues et contestées par l’Autriche, sont par elle reconnues et consenties. L’Autriche renonce elle-même à tout ce qu’il nous importe qu’elle ne conserve pas. La forme dans laquelle ces reconnaissances et ces renonciations sont stipulées fait disparaître ce qu’il y aurait d’irritant pour l’orgueil autrichien si elles étaient explicites. Voulant vivre désormais en état d’amitié et d’alliance avec l’Autriche, il convient de ne point la blesser dans l’instrument même de la réconciliation. Au lieu d’énumérer les acquisitions qui restent à la France et les pertes que fait l’Autriche, il suffisait de dire quelles seraient à l’avenir les limites respectives des deux empires, et c’est ce que j’ai fait. Le résultat est le même, mais l’amour-propre est à couvert. C’est par la même raison qu’il m’a paru convenable de ne point faire dans le traité patent la répartition des territoires que l’Autriche abandonne en Allemagne. Cette répartition nécessite d’ailleurs un examen attentif et des recherches particulières. J’ai l’honneur d’en adresser un projet à Votre Majesté. Les frontières de la France et de l’Autriche sont séparées, du côté de l’Allemagne par une distance moyenne de cent lieues ; du côté de l’Italie par une distance moyenne de quatre-vingts lieues. L’espace intermédiaire est occupé par des Etats que Votre Majesté a fondés, ou relevés, ou secourus et qui sont à jamais attachés à la France.

Les cercles de Bavière, de Franconie et de Souabe sont débarrassés entièrement de l’influence ou tracassière ou usurpatrice ou tyrannique, de la maison d’Autriche. Cette maison, reculée vers l’est et établie dans des provinces que les Russes convoitent, devient leur ennemie naturelle.

Elle est alliée à la France contre eux. Elle garantit contre toute attaque de leur part l’empire ottoman et la lie elle-même envers cet empire, dont elle garantit elle-même l’intégrité.

Enfin l’acte de médiation de la république helvétique est garanti, et la neutralité de cette république est stipulée pour toutes les guerres à venir, ce qui couvre la France du côté où ses frontières sont ouvertes. Tout semble donc prévu, et de ce qui peut rendre la paix en quelque sorte éternelle, et de ce qui peut rendre la guerre, si elle venait à se rallumer, moins onéreuse et moins inquiétante pour la France.

Ce projet fournirait aussi à Votre Majesté des moyens d’établissement pour des princes de sa maison. La maison d’Autriche, par les renonciations qu’elle fait, perd en Allemagne 1,672 lieues carrées, neuf cent neuf mille six cent quatre-vingt-seize sujets et 8,663,600 francs de revenus. Au nord de l’Italie, elle perd 2,394 lieues carrées, deux millions deux cent mille sujets et 25,000,000 de francs de revenus. En tout 4,000 lieues carrées (de 25 au degré) deux millions neuf cent mille sujets et près de 28 millions et demi de revenu.La Valachie et la Moldavie, au contraire, n’ont que dix-sept cent mille âmes de population.

La Bessarabie et le nord de la Bulgarie sont déserts et les revenus de tous ces territoires montent à peine à 16,000,000. Mais leur étendue est double de ceux auxquels l’Autriche renonce. Leur sol est généralement admirable. Ils produiront de grands revenus dès qu’ils auront des hommes ; et ce sera même un avantage pour la maison d’Autriche d’y trouver les rangs clairsemés, puisqu’elle pourra y transporter des colonies d’Allemands laborieux et sur la fidélité desquels elle pourra plus compter que sur celle des Grecs.

A la Moldavie et à la Valachie il a fallu joindre la Bessarabie et une portion de la Bulgarie, pour que les Autrichiens fussent véritablement interposés entre les Russes et les Ottomans, mais encore et surtout pour qu’ils eussent une portion du littoral de la mer Noire, car il importe qu’ils soient sur cette mer, comme sur le continent, les rivaux des Russes.

 

J’ai regardé comme un devoir de soumettre ce travail à Votre Majesté. J’ai à m’excuser auprès d’elle, de ne le lui présenter qu’ébauché ; mais il suffit d’indiquer à Votre Majesté ce qu’il faut longuement développer aux autres, et, d’ailleurs, j’aurais besoin, pour exposer ma théorie, de plus de temps que Votre Majesté n’en met à gagner des batailles et à soumettre des pays.

Je supplie Votre Majesté de recevoir, etc.

 

___________________________________________________________________________

 

 

 

 

 

 

 

 

Lettre de Talleyrand à Napoléon,

lui exposant son projet de paix générale

17 octobre 1805

 

En 1805, Talleyrand est ministre des relations extérieures. C'est à ce titre qu'il accompagne l'empereur dans la campagne d'Allemagne qui va se terminer à Austerlitz. 

Le 30 septembre, Napoléon laisse Talleyrand à Strasbourg, et passe le Rhin pour prendre la direction de l'armée. Talleyrand en profite pour coucher par écrit sa conception des buts de guerre de la France. Il adresse ses réflexions à Napoléon, dans une lettre datée de Strasbourg, le 17 octobre 1805.  

Le 17 octobre, c'est le jour de la première grande victoire de Napoléon dans cette campagne : la capitulation de l'armée autrichienne enfermée dans Ulm.

L'intérêt de cette lettre est d'énoncer clairement le désaccord entre Talleyrand et Napoléon sur la politique européenne et la place que doit y occuper la France. Désaccord qui conduira, après Austerlitz, à la rupture entre les deux hommes, puis à la trahison de Talleyrand.

 

Source :

Pierre BERTRAND : LETTRES INEDITES DE TALLEYRAND A NAPOLEON, 1800 - 1809

PERRIN AND Co, LIBRAIRES-EDITEURS - PARIS - 1889